Article reproduit du Figaro publié le 13/07/2024 –
ENQUÊTE – Tranche d’impôt à 90% sur le revenu, retour de l’ISF, flambée des droits de successions… L’arsenal fiscal brandi par le Nouveau Front populaire accélère les préparatifs de départ, et pas seulement chez les plus riches.
«Des montants énormes d’argent sont en train de quitter la France, alerte un gestionnaire de patrimoine. C’est ahurissant. Les assureurs luxembourgeois avec lesquels je travaille croulent sous les dossiers.» Depuis la victoire du Nouveau Front Populaire (NFP) aux élections législatives, nombre de Français plus ou moins fortunés envisagent sérieusement de s’exiler. La décision est certes difficile, et sa mise en œuvre ne se fait pas du jour au lendemain. Mais avant même de passer à l’acte, certains ont d’ores et déjà, par réflexe, mis une partie de leurs avoirs financiers à l’abri, hors de France. «J’ai déjà placé une partie de mon argent à l’étranger», assumait un professionnel du private equity dès le lendemain du premier tour.
1925, 1936, 1981, 2012… L’arrivée au pouvoir de la gauche réactive le réflexe
Alors que la France reste l’un des pays les plus imposés d’Europe, avec un taux de prélèvements obligatoires de 43%, l’exil fiscal reste une tentation forte. L’histoire montre que l’accession de la gauche au pouvoir réactive chaque fois le réflexe : de l’élection du Cartel des gauches, en 1925, provoquant la réaction du «mur de l’argent» selon l’expression d’Édouard Herriot, à 1936 et l’élection du Front populaire, qui voit fuir les grandes familles. En 1981, des Français fortunés placent leur argent à l’étranger craignant de voir François Mitterrand tout nationaliser et confisquer leurs biens. Sous le mandat de François Hollande, élu en 2012, certains riches contribuables fuient également le territoire pour éviter le tour de vis fiscal : taxe à 75% sur les hauts revenus, alourdissement de l’ISF, contribution exceptionnelle sur les hauts revenus…
Depuis son arrivée à l’Élysée, Emmanuel Macron, président «pro business», avait réussi à inverser la tendance à des mesures perçues comme autant de signaux positifs, tel le remplacement de l’ISF par l’IFI et l’instauration de la «flat taxe». Mais sa dissolution de l’Assemblée nationale menace de provoquer un grand gigantesque retour en arrière. «Le programme du Nouveau Front populaire nous ferait presque regretter l’ancien», lâche un dirigeant patronal. «En une seule élection ils vont flinguer sept ans d’efforts pour rétablir la confiance», se désole un banquier privé. « Le retour de l’ISF serait une catastrophe : cet impôt ne rapporte quasiment rien aux finances publiques mais a un réel impact psychologique sur des contribuables déjà lourdement taxés », assure Mael Toledano, directeur commercial chez Wealins, assureur basé au Luxembourg.
“Certains clients nous demandent que tout soit prêt pour un éventuel départ. C’est parfois l’affolement. Ils veulent tout vendre, changer leur situation familiale. On sent beaucoup de colère
Philippe Lorentz, associé du cabinet d’avocats August Debouzy
Le Nouveau Front populaire est, certes, loin d’être en mesure de mettre toutes ses menaces à exécution, mais le mal est fait. «C’est un raz-de-marée, raconte l’avocat fiscaliste Benoît Lelieur. Les questionnements ont commencé l’an dernier, en prévision de la présidentielle de 2027, avec la peur des extrêmes. Mais depuis la dissolution, nous avons eu plusieurs dizaines d’appels et de rendez-vous. Quelques départs sont déjà actés.»
Depuis le 10 juin, au lendemain de la dissolution, le cabinet d’avocats August Debouzy reçoit «25% à 30% d’appels supplémentaires pour ce motif, raconte Philippe Lorentz, un associé. Certains nous ont demandé que tout soit prêt pour un éventuel départ. C’est parfois l’affolement. Ils veulent tout vendre, changer leur situation familiale. On sent beaucoup de colère». Le profil de ces Français en partance? «Des entrepreneurs, des professions libérales, des salariés, des CSP, CSP+, décrit l’avocat. Ils ont entre 30 et 70 ans, avec un patrimoine entre 5 millions et 200, 300 ou 400 millions d’euros».
Les banques luxembourgeoises à l’offensive
Si les projets de déménagement des ménages peuvent mettre quelques mois à se concrétiser, les transferts d’argent sont plus rapides à opérer. « Nous constatons beaucoup d’intérêt pour le contrat d’assurance-vie luxembourgeois et cela a un impact positif sur notre collecte», indique Mael Toledano. Les clients de cet assureur basé au Grand-Duché ? «Des entrepreneurs et des cadres supérieurs déjà lourdement imposés, qui s’inquiètent de devoir payer 90% d’impôt à partir de 400.000 euros, détaille-t-il. Mais aussi des cadres moyens avec un peu de patrimoine, qui craignent un retour de l’ISF, et des retraités, qui rachètent leur contrat français pour s’orienter vers un contrat étranger. Tous se méfient de la loi Sapin 2 qui autoriserait le gouvernement à bloquer leur argent.» Par exemple si un krach obligataire provoqué par l’envol de la dette aboutissait à des retraits paniques des épargnants sur le fonds en euros. Votée en 2016, cette loi fait figure d’épouvantail. Elle permet, en cas de sorties massives sur les contrats d’assurance-vie, de bloquer de façon exceptionnelle les retraits ou les versements durant trois à six mois maximum et ainsi éviter une crise systémique. Mais elle ne permet pas de siphonner l’épargne des ménages, même si certains agitent ce chiffon rouge.
La France est un pays où il y a une épargne qui nous permettrait de reprendre très bien la main sur notre dette
Sandrine Rousseau, députée Nouveau Front populaire
L’inquiétude provoquée par la dissolution est une aubaine pour les banques situées à l’étranger. «Les banques luxembourgeoises sont passées à l’offensive la semaine précédant les élections, raconte Jérôme Rusak, à la tête du cabinet L&A Finances. Elles ont mis en place des offres commerciales et des facilités de transfert en cas de forte demande». Certains conseillers en gestion de patrimoine n’ont pas tardé à répercuter ces offres, jouant sur la peur d’un siphonnage du bas de laine des Français. La députée Sandrine Rousseau (NFP) avait assuré en avril : «La France est un pays où il y a une épargne qui nous permettrait de reprendre très bien la main sur notre dette ». Réélue, elle a mis un peu d’eau dans son vin depuis mais les ménages redoutant cette perspective prennent leurs dispositions. « Un client a transféré 4,5 millions d’euros cette semaine sur un contrat luxembourgeois, confie Roni Michaly, de la financière Galilée. D’autres ont de l’intérêt pour la Suisse. Même si ce n’est plus un paradis fiscal, elle est en dehors de l’Union européenne et bénéficie d’un système bancaire solide.» Quand bien même la quasi-faillite de Credit Suisse a pu causer des frayeurs.
«Luxembourg, Suisse, Espagne, Portugal, Grèce… Peu importe où, le but est de sortir l’argent de France», observe Mael Toledano. Certains pays font figure d’Eldorado. «On entend de plus en plus parler de l’Italie», constate Frédérick Crot, président de l’Association française du family office (AFFO), qui voit affluer les demandes de renseignements. La fiscalité allégée pour les hauts revenus (un forfait de 100.000 euros d’impôt) et en matière de succession aiguise les appétits. Quitte à s’installer tout près de la frontière. «Un client songe à s’installer à Vintimille en Italie, mais tout près de Menton (Alpes Maritimes)», raconte Frédéric Crot.
“Les patrons réclament des dispositifs permettant de partir du jour au lendemain
Si l’urgence est de sécuriser les transferts à l’étranger de leurs avoirs financiers, le cœur du projet des citoyens effrayés par le programme du Nouveau Front populaire est bel et bien de quitter physiquement la France. Les chefs d’entreprise sont particulièrement concernés. Cela fait des mois que la situation politique inquiète les milieux d’affaires. Plusieurs dirigeants de banques privées confient avoir été sollicités par des patrons d’entreprise de taille intermédiaire bien avant la dissolution. Ils réclamaient des dispositifs permettant de partir quasiment du jour au lendemain. «C’est un vent de panique chez les entrepreneurs, confirme Charles-Marie Jottras, président du groupe Daniel Féau Immobilier. Ça a commencé avec les élections européennes, et cela s’est accéléré depuis le deuxième tour. Quelques familles ont d’ores et déjà décidé de quitter la France.» Et un avocat d’abonder : «nombre de dirigeants réfléchissent à délocaliser le siège social de leur entreprise à l’étranger, à Milan ou Londres».
Les candidats au départ ne se recrutent pas uniquement parmi les grandes fortunes. Certes, trois profils ressemblent à ceux des dernières vagues d’exil. C’est en particulier le cas «des entrepreneurs qui veulent partir pour des raisons fiscales mais surtout parce qu’ils pensent avoir un meilleur environnement économique pour se développer à l’étranger, explique un avocat fiscaliste dans un cabinet international. Eux s’intéressent plutôt aux États-Unis.» Second profil type : les clients ayant une activité indépendante, qui peuvent facilement exercer partout dans le monde. «Le troisième profil, ce sont les retraités ou les personnes fortunées qui n’ont pas ou plus d’activité leur imposant de rester en France, ajoute l’avocat. Ceux-là peuvent plus facilement déplacer leur centre d’intérêt dans un autre pays.»
Si le programme du NFP est appliqué, je demanderai mon expatriation au Canada. Je paie déjà beaucoup d’impôts, mais je l’accepte. En payer davantage pour financer des politiques absurdes, ce n’est plus possible.
Un fondateur de start-up, qui a vendu son entreprise à un groupe américain
Mais la tentation du départ est bien plus large. Dirigeants et cadres de licornes de la Tech, rémunérés avec des actions gratuites, se posent ainsi les mêmes questions. Tous redoutent de voir le fruit de leur travail lourdement taxé. « Dans le secteur de la Tech, tout le monde se connaît et les échanges sont nombreux. Si l’un d’entre eux décide de quitter la France, d’autres devraient suivre», poursuit cet avocat. «Si le programme du NFP est appliqué, je demanderai mon expatriation au Canada. Nous en avons déjà parlé avec ma femme. Je paie déjà beaucoup d’impôts, mais je l’accepte. En payer encore davantage pour financer des politiques absurdes, ce n’est plus possible», confie un de ces dirigeants, qui a vendu son entreprise à un groupe américain.
Les financiers et autres traders, que Paris s’enorgueillissait d’attirer de Londres après le Brexit, déchantent eux aussi. Certains petits gestionnaires d’actifs, arrivés en France dans la foulée du Brexit, caressent déjà l’idée de s’installer sur des «terres plus accueillantes», comme la Suisse. Idem pour les banquiers étrangers installés à Paris depuis peu. « Après le Brexit, de nombreux banquiers ont quitté Londres pour Paris. Mais, ces hauts revenus n’hésiteront pas à partir si les impôts augmentent fortement», note un avocat. D’autres bouderont la France. «Si la fiscalité devient confiscatoire, les banquiers de Londres ne voudront plus venir travailler à Paris, confirme un banquier d’affaires. La prime Macron qui séduisait les chefs d’entreprises étrangers s’est un peu réduite.»
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Pas besoin d’être menacé par la quatorzième tranche d’impôt sur le revenu pour songer à partir, si l’on observe le profil des clients qui réclament des conseils à Benoît Lelieur : «Peu de très grosses fortunes, confie l’avocat fiscaliste, mais pour la plupart des entrepreneurs ou des cadres supérieurs, des «riches à la Hollande», qui avec leurs plus de 4000 euros par mois, sont excédés d’être stigmatisés et craignent pour leur pouvoir d’achat. Ils ont déjà réduit leurs vacances, leurs habitudes de consommation et se demandent s’ils vont pouvoir financer les études de leurs enfants… Je pense notamment à un artisan parti de zéro, qui a travaillé sept jours sur sept pour monter sa société et créer des emplois. Aujourd’hui, l’âge de la transmission approchant, il craint d’être privé du fruit de son travail, et a peur de tout perdre.»
Si, comme en 1925, 1936, 1981 et 2012, la crainte du matraquage fiscal est la principale motivation au départ, en 2024, ce n’est plus la seule. «Le sentiment d’insécurité progresse en France, souligne Mael Toledano. Beaucoup de personnes de la communauté juive ont peur de la violence et que l’histoire se répète. Ils déplacent leur argent afin de se tenir prêts au cas où ils devraient partir précipitamment.» Et un gestionnaire de patrimoine d’abonder : «100% de mes clients juifs me posent la question. Ils ne voient pas comment ils peuvent continuer à vivre dans un pays avec un parti qui met tous les jours le conflit israélo-palestinien sur la table.»
L’es motivations ne sont pas principalement fiscales. Le vrai sujet, c’est la peur face à l’évolution de la société française : on nous parle de tensions communautaires, sociétales, de Gilets jaunes, de manifestations, de violence dans les écoles, et même de ‘la loterie de Parcoursup’, que certains de nos clients ne veulent pas faire subir à leurs enfants
Benoît Lelieur, avocat fiscaliste
Toutes croyances confondues, la réflexion sur un possible départ de France traduit une forme de ras-le-bol général. «L’élément frappant est que les motivations ne sont pas principalement fiscales, relève Benoît Lelieur. Le vrai sujet, c’est la peur face à l’évolution de la société française. On nous parle de tensions communautaires, sociétales, de Gilets jaunes, de manifestations, de violence dans les écoles, et même de ’la loterie de Parcoursup’, que certains de nos clients ne veulent pas faire subir à leurs enfants».
«L’aspect psychologique prime sur les considérations purement financières», renchérit Olivier Janoray, avocat fiscaliste associé au cabinet Arsene. Au cours des conversations avec des clients envisageant l’expatriation, il perçoit une forme de blessure. «Chez certains, ce n’est pas tant le coût d’un nouvel impôt que la sensation d’être visé par une politique alors que l’on a construit une fortune toute sa vie. Une sensation d’être mal-aimé». Pour d’autres, c’est aussi une forme de résistance. «Placer son argent à l’étranger, c’est aussi un moyen de décompenser, une protestation silencieuse, une façon de montrer qu’ils ne font pas que subir », analyse un responsable banque privée d’un grand établissement.
Partir est toujours un arrachement
«La fiscalité est devenue un critère secondaire, confirme Philippe Lorentz, qui assiste des clients au départ de France depuis 2012. Cela a continué après 2017, mais ce n’était plus vraiment motivé par des enjeux fiscaux. ’Je suis prêt à payer plus d’impôts’ me disait paradoxalement un client, mais j’aimerais qu’ils soient utilisés à bon escient. Or ici c’est la gabegie.’ C’est une addition de problèmes: nos clients s’inquiètent de l’évolution de la société, de l’instabilité économique, de l’avenir de leur épargne. Et vient le moment où un déclic emporte la décision».
Partir est toujours un arrachement. «Rebâtir un projet de vie peut être difficile quand on a tout construit en France, qu’on y a des amis, de la famille», admet Olivier Janoray, qui déconseille à ses clients de partir «uniquement pour des raisons fiscales». Car, pour ne plus payer d’impôt en France, il faut pouvoir prouver au Fisc que son «centre d’intérêt» est désormais à l’étranger. «On a tous dans nos portefeuilles des clients qui, pris de panique, ont fait n’importe quoi, commente une banquière. Certains se sont distribués des dividendes par peur d’une hausse de la fiscalité, d’autres ont soldé leur assurance-vie pour mettre l’argent sur des fonds luxembourgeois. On leur dit que cela ne sert à rien, car les lois fiscales sont rétroactives. Ils le font quand même.» De fait, «un exil fiscal, c’est un vrai processus, rappelle un autre banquier. Il faut couper toutes ses positions en France, parfois vendre ses biens. Ça ne se fait pas en trois semaines.»
Malheureusement pour l’économie et l’image de la France, si les départs sont difficiles, ils ne sont pas impossibles. Et une fois partis, les exilés reviennent rarement. «Je n’ai eu que deux retours, en 2017, souligne Philippe Lorentz. Mais ils sont finalement repartis en 2020 et 2022.»
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Par Jorge Carasso, Danièle Guinot, Anne de Guigné, Marie-Cécile Renault, Julie Ruiz et Stéphane Kovacs
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