Face aux traders, les banques centrales interviennent sur le marché pour soutenir ou faire baisser leur monnaie. Ces intrusions risquées sur le plus grand marché au monde se retournent parfois contre elles avec des pertes financières et de crédibilité.
Cette année, les banques centrales de Chine, du Japon, de Suisse et de nombreux pays d’Asie (Corée, Inde, Indonésie…) sont intervenues pour soutenir leurs monnaies face à un dollar tout puissant. Mais les banques centrales sont-elles en mesure de s’opposer au plus grand marché au monde, les monnaies, qui brasse 7.000 milliards de dollars par jour ? Il s’y négocie en une seule journée l’équivalent de la moitié des réserves de change mondiales, estimées à 12.800 milliards de dollars en juin par le Fonds monétaire international.
Face aux traders et aux hedge funds, le matelas de sécurité de ces institutions financières peut vite fondre. La Turquie en a fait l’expérience : elle a mobilisé en vain ses réserves pour soutenir une monnaie qui n’a pas cessé de plonger. La livre turque a presque perdu la moitié de sa valeur en 2021 . Pour ne pas perdre la face et afficher un profit qui serait ensuite transféré au Trésor, la Banque de Turquie a eu recours à un tour de passe-passe comptable l’avant-dernier jour de l’année (30 décembre).
RISQUE DE PERTE DE CRÉDIBILITÉ
En intervenant sur les changes, les banques centrales jouent leur crédibilité. Elles risquent gros et ne font donc pas toujours preuve de transparence (recours à des produits dérivés, pressions sur les banques publiques pour qu’elles interviennent à leur place…). La perte de crédibilité d’une intervention ratée est encore plus coûteuse que son volet financier. Elle affaiblit l’influence de la banque centrale sur les marchés et l’efficacité de ses futures décisions. Elle mine la confiance que ses citoyens et son gouvernement ont en elle.
Depuis la fin de l’étalon or en 1971, les banques centrales sont entrées dans l’ère de l’instabilité et des crises. Elles ont dû intervenir sur le marché pour remplir une de leurs missions, assurer la stabilité de leur monnaie. Ce fut un exercice périlleux pour des institutions peu habituées à frayer avec les traders du monde entier. Ils étaient à l’époque dans les grandes banques, qui ne se privaient pas de spéculer même contre les devises de leur propre pays. Dans la première décennie des changes flottants (1970-1980), les banques centrales de France, d’Allemagne et d’Italie perdirent respectivement 2 milliards, 3,4 milliards et 3,7 milliards de dollars dans leurs interventions sur les changes, selon des travaux (1). Elles garderont de ces expériences une prudence dans leur bras de fer avec les marchés.
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SCANDALE
Les risques de pertes et l’efficacité souvent limitée dans le temps de leurs actions ont conduit la plupart des banques centrales à rester à l’écart de ce marché . Hormis dans des circonstances exceptionnelles liées à la trop forte hausse (accords du Plaza en 1985) ou baisse du dollar (accords Louvre en 1987), elles interviennent très rarement de manière coordonnée, faute de trouver un consensus. A la différence des pays émergents, seulement une minorité de grands pays du G20 comme la Suisse, la Chine et le Japon, continuent d’estimer qu’intervenir sur leur monnaie fait partie intégrante de leur politique monétaire « quoi qu’il en coûte ». Le plus souvent, ils luttent contre l’appréciation de leurs devises dans le cadre de la « guerre des changes » (course aux dévaluations compétitives).
Dans les pays émergents, les banques centrales qui interviennent le plus souvent sur leur monnaie sont celles de Turquie, du Brésil, et de la Colombie. Malgré la baisse de 12 % du ringgit cette année, la Banque de Malaisie souhaite laisser au marché le soin de fixer sa valeur et se refuse à intervenir. Ce n’était guère le cas dans les années 1990. La Banque de Malaisie spécula sur les monnaies comme un trader. Elle perdit 3,6 milliards de dollars lors de la sortie de la livre sterling du système monétaire européen, en 1992, et davantage les années suivantes. Depuis ce scandale national qui éclaboussa la classe politique et le gouvernement, la banque centrale fait preuve d’un grand conservatisme.
(1) « Do central banks lose on foreign-exchange interventions », Richard Sweeney, Journal of Banking & Finance
Nessim Aït-Kacimi
Par Nessim Aït-Kacimi
Publié le 17 oct. 2022 à 7:00 Articles repris du journal les Echos ici https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/quand-les-banques-centrales-perdent-gros-sur-le-marche-des-monnaies-1870030